YOUSSEF CHAHINE

Youssef Chahin

Par Mustapha Boutadjine - Paris 2008 - Graphisme-collage, 130 x 95 cm

Une blessure en guise de sourire...

Par Saïd Ould Khelifa Cinéaste et journaliste

« Le coefficient d’art », cette différence entre ce que l’artiste projette de réaliser et ce qu’il réalise, énoncé par Marcel Duchamp, irait comme un gant à Youssef Chahine. Car au Caire, où, dans les années cinquante à soixante, l’on produisait, bon an, mal an, une centaine de films, ce « coefficient d’art », donc, a fait avec les aléas (euphémisme) de l’époque. Nasser, le « Raïs », gouvernait le pays débarrassé de sa monarchie, avec la promesse de lendemains qui chantent. Et tout le monde s’était mis à l’œuvre. Les artistes en première ligne, mais également les militaires qui étaient aussi mélomanes que lettrés ; en tout cas ils voulaient paraître comme tels.
C’est donc dans ce véritable gouffre aux chimères que Youssef Chahine a fait ses films, au gré de fortunes diverses, mais avec une foi (de charbonnier) si forte qu’elle ébranlera jusqu’au plus intégriste des croyants, voire des non-croyants. Ceci doit être dit, rappelé, car à trop voir Chahine « faire son cinéma » pour pouvoir montrer ses films, d’aucuns étaient prêts à oublier que cet homme, même s’il voilait ses blessures dans des volutes de fumée a, tout compte fait, eu une attitude plus qu’héroïque, stoïque ! Face à la violente tendresse de l’auteur de Gare centrale, il y avait toujours une rude bassesse que les courtisans de la pensée dévote lui dressaient, en haies d’obstacles, lui qui a toujours voulu n’être que cinéaste de l’instant ! Et quel cinéaste ! Celui qui a fait battre les cœurs, à l’unisson, avec ses images d’Alexandrie encore et toujours, celles du Moineau ou du Choix : « Avec les censeurs, rien n’est jamais clair et net. Ce sont des fonctionnaires mais qui sont-ils ? Des cons. Je le sais parce que l’actuel responsable de la censure fut l’un de mes élèves... pas le plus brillant ! » C’est que l’homme aura payé le prix fort pour que son cinéma soit « un art de la rencontre », où la primauté était donnée à la représentation de la réalité sur les structures dramatiques. Chahine serait-il un néo-réaliste italien dans la peau d’un Alexandrin ? Dalida aurait certainement applaudi cette hypothèse farfelue (?), seulement en apparence, en tout cas.
Mais Le Caire n’étant pas Rome...
Alors le cinéaste égyptien aura à exister, même si c’est souvent dans l’adversité.
« L’atmosphère générale est malsaine : soit on bouffe de la merde, soit on vit dans la peur d’être confronté à des choses dont on ne sait pas ce qu’elles sont, automatiquement plus effrayantes. Parce qu’on fantasme sur tout ce que le régime peut faire. Il y a des gens qui vous parlent de torture. Je ne crois pas vraiment qu’ils tortureraient un cinéaste, même s’il faisait de la politique. Ils gardent plutôt cela pour leurs prisonniers préférés », dixit Chahine. Avec le recul, on arriverait presque à se demander comment Youssef Chahine a pu tenir, professionnellement s’entend, si longtemps ?
Un début de réponse a sans doute filtré lors de cette mémorable nuit algéroise de l’été 1973 où le débat à la Cinémathèque algérienne avait duré un peu plus longtemps (euphémisme) que le film projeté, Le Moineau... Ce soir-là Chahine parla avec son malicieux sourire de sa « théorie des trois scénarios » : un pour le ministère, l’autre pour le producteur et le troisième pour le réalisateur !...
Les trois scripts mixés donnent un film de Chahine, celui qu’il commet le plus souvent par effraction et dans lequel il multipliera les digressions, adaptant son discours à celui qui l’écoute pour l’amener à ... renchérir ! Et là, de satisfaction, « Jo » chaussera, alors, ses lunettes pour mieux... entendre (!) les soupirs d’aise ou de malaise, alentour. Depuis ses débuts, le cinéaste arabe le plus célèbre est toujours parti du réel pour se le récréer à la mesure de sa passion. En mec solidaire d’un monde où il était pourtant seul, absolument solitaire. Errant à la lisière des faubourgs de l’intime, mais en toute sensualité.