KATEB YACINE

Kateb Yacine

Par Mustapha Boutadjine - Paris 2004 - Graphisme-collage, 100 x 81 cm

La langue violée

Par Jean-Pierre Léonardini Journaliste et chroniqueur à L’Humanité

Dans quatorze ans, à peine, on célébrera le centenaire de la naissance de Kateb Yacine. C’est dur à croire. Il me semble l’avoir vu encore avant-hier, tendu tout entier dans sa minceur galvanisée de jeune homme permanent. Il faut pourtant se rendre à l’évidence. Voilà un bon quart de siècle qu’il a quitté ce monde, qu’il a sillonné en tous sens en Berbère errant au cœur d’or. C’est bien le 28 octobre 1989 qu’il s’est éteint à Grenoble. Leucémie. Le temps mange tout, sauf, pour un bref répit, les souvenirs. Les miens pour l’heure sont intacts, du moins je le crois, même si la mémoire est soumise à d’incessants grignotements. Il me semble qu’elle tient le coup pour l’instant, ce qui doit me permettre de parler de cet homme, Kateb Yacine, pour qui j’ai éprouvé une admiration effrénée et, j’ose le dire, un élan d’amitié pure. Les hasards prémédités de la vie de journaliste me l’ont fait rencontrer à plusieurs reprises. La première fois, sauf erreur, c’était dans les années soixante-dix, lors de la création par Marcel Maréchal de l’Homme aux sandales de caoutchouc, poème dramatique à la gloire d’Hô Chi Minh, familièrement dit « l’oncle Hô », qui sut mener le peuple du Viêt Nam à une victoire écrasante sur des forces de destruction massives. Kateb se définissait alors comme « un homme qui marche sur la braise ». Admirable définition. Il est tout là, depuis le début pour ainsi dire.
À Constantine, où il est né d’un père adepte de la double culture ayant statut d’oukil judiciaire, il fréquente l’école coranique et la communale. Il est chassé du lycée après sa participation à la manifestation nationaliste du 8 mai 1945 à Sétif, conclue par un massacre. Trois ans après, il entre en qualité de reporter à Alger républicain, que dirige Henri Alleg. Il y reste deux ans. Il ne tient pas en place, se rend en Orient et en Europe. En 1951 il est en France. Membre du Parti communiste algérien, durant la guerre d’Algérie il voyage un peu partout, non pas en wagon-lit et d’hôtel chic en résidence de luxe.
De fait, il partage ici et là l’existence des Maghrébins immigrés, ces soutiers de l’Europe d’alors. La pluie le mouille et le vent le sèche. Il fallait l’entendre raconter les péripéties de cette errance productive, au cours de laquelle il continuait de forger son art poétique.
Kateb Yacine c’est Rimbaud qui serait né au Harrar. Très jeune, alors qu’il signe « Kateb Yassine » des poèmes dactylographiés, il s’est emparé de la langue française comme d’une prise de guerre. C’est qu’il décide « d’écrire en français mieux que les Français, pour dire que je ne suis pas français ». Cet idiome, il le fait résolument sien et le réinvente à son usage. « Une langue, dit-il, appartient à celui qui la viole, pas à celui qui la caresse. » Dans Le Polygone étoilé, évoquant la douleur de sa mère qui le voit penché sur ses livres français, il écrit : « Jamais je n’ai cessé de ressentir au fond de moi cet exil intérieur (…) Ainsi, avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés. »
Dix ans séparent Nedjma (1956) – fameux roman d’amour courtois pour une cousine sublimée, d’une écriture haletante axée sur les mythes avec des incursions dans l’inconscient – et Le Polygone étoilé justement, où la femme adorée devientl’allégorie de l’Algérie possédée par les autres et qu’il faut leur arracher. Son théâtre (Le Cadavre encerclé, Le Cercle des représailles, La Femme sauvage), révélé et bien servi en France par Jean-Marie Serreau et Alain Ollivier notamment, martèle les mêmes thèmes. Plus tard, il écrira en arabe parlé de formidables pièces populaires auxquelles la rue algérienne fera fête (Mohammed, prends ta valise ; La Guerre de 2000 ans, où ressurgit la « Kahina », héroïne ancestrale ; Palestine trahie…).
Kateb Yacine, communiste athée, saint buveur impénitent, homme d’universelle fraternité, ne détestait rien tant que les cagots et les hypocrites portés sur l’égorgement programmé d’autrui. Il stigmatisait l’appel bruyant à la prière, qui empêchait de dormir les ouvriers qui font les trois-huit. Un jour peut-être, mais quand ?, il y aura en Algérie, dont il a été à un moment historique crucial le barde élu, des lycées et des bibliothèques portant son nom, enfin reconnu, adopté et choyé par une mémoire nationale heureusement purgée de tout déni, qui l’installera à sa juste place, c’est-à-dire au plus haut.
N’en doutons pas, ce temps viendra. N’est-ce pas dans la logique humaine des choses ?