ABRAHAM SERFATY

ABRAHAM SERFATY

Insurgés

Abraham Serfaty Par Mustapha Boutadjine. Paris 1996 - Graphisme-collage, 60 x 42 cm

Détenu n° 19 559, Kénitra

Par Pierre Barbancey Grand reporter à L’Humanité Article paru dans L’Humanité du 19 novembre 2010, sous le titre « Abraham Serfaty, un combattant de la liberté vient de disparaître »

Il a passé dix-sept ans dans l’horrible prison de Kénitra. Marxiste convaincu, militant de toujours, il n’a jamais renoncé à ses idées, même sous la torture du roi du Maroc. Il s’est éteint, hier, à Marrakech.

Un combattant de la liberté vient de disparaître. Abraham Serfaty s’est éteint dans une clinique de Marrakech, hier matin. Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans. Une vie entière à lutter pour plus de justice et de liberté, au Maroc et dans le monde. Que l’annonce de sa mort nous soit parvenue par l’entremise de l’union régionale des syndicats UMT de Rabat ne doit rien au hasard. Ses liens avec ses compagnons de lutte auront toujours été aussi intenses. Il a chèrement payé la défense de ses convictions.

Abraham Serfaty est né à Casablanca dans une famille juive originaire de Tanger. De 1945 à 1949, alors qu’il se trouve en métropole, il milite au sein du Parti communiste français (PCF). Il poursuivit sa lutte anticoloniale dans son pays, ce qui lui vaut d’être emprisonné en 1950 et placé en résidence surveillée en 1956. Ingénieur des mines de formation, il participe ensuite à la mise en place des institutions de l’État marocain – à des postes plus techniques que politiques –, dont celle de l’enseignement à l’école d’ingénieurs de Mohammadia. Il milite alors au sein du Parti communiste marocain (PCM) mais, en désaccord avec sa ligne, il fonde avec d’autres au début des années 1970 une organisation d’extrême gauche, Ila Al Amame (En Avant), qu’il veut marxiste-léniniste.

Arrêté une première fois en 1970 en compagnie du poète Abdellatif Laabi, il est libéré pour peu de temps. Il rentre dans la clandestinité mais est arrêté de nouveau en 1974. Il est conduit à la sinistre prison de Kénitra (au nord de Rabat). Il est condamné en octobre 1977 à la prison à perpétuité sous l’accusation de « complot contre la sûreté de l’État ». Les conditions de détention ne sont pas éprouvantes : c’est un enfer quotidien. On le torture sans cesse, surtout au début. Sa cellule est minuscule. Il se souviendra de cette époque dans un article écrit pour la revue Les Temps modernes : « Je me souviens du 15 janvier 1976 vers 14 heures, demeuré seul dans ma cellule de prison après quatorze mois et cinq jours de cet enfer, je me sens à nouveau un être humain du seul fait de pouvoir écarter les bras. » En ce temps, Hassan II est au faîte de sa puissance. Il côtoie tous les chefs d’État du « monde libre et démocratique », dont pas un n’interviendra pour la libération des prisonniers politiques marocains. La répression contre les démocrates, les communistes, est terrible.

Abraham Serfaty, détenu n° 19 559, ne sortira de Kénitra que dix-sept ans plus tard, en septembre 1991, grâce notamment à une campagne internationale pour sa libération à laquelle le PCF et L’Humanité auront, en France, pris une large part. Ainsi, alors qu’il apprend, du fond de sa cellule, qu’un certain nombre d’intellectuels de renom adressent une supplique au roi du Maroc pour qu’il octroie sa libération, Serfaty fait parvenir une lettre à L’Humanité, qui sera publiée in extenso le 16 mars 1991. Il écrit : « Je tiens à rappeler que mon honneur, celui de toute ma vie et les sacrifices innombrables qui marquent la lutte révolutionnaire dans laquelle je suis engagé (…) se situent aux antipodes d’une telle démarche. J’ajoute que mon DROIT à la liberté, qui ne souffre AUCUNE concession, même de forme, est inséparable, même l’espace d’une ligne, du droit de tous mes compagnons et de tous les détenus politiques marocains, civils et militaires, à la liberté. »

Libéré, Serfaty est aussitôt déchu de sa nationalité et expulsé, parce qu’il soutient la lutte du peuple sahraoui. À peine arrivé en France, sa première sortie publique se fera à la Fête de l’Humanité, où il est accueilli par Georges Marchais, secrétaire général du PCF, et Roland Leroy, directeur de notre journal. Il est affaibli. Il marche avec des béquilles, mais il est là. Parmi ces militants communistes qui n’ont pas cessé de le soutenir, qui se sont tant battus pour sa libération. Il le sait. Devant les caméras de la télévision française qui semblent le découvrir et voudraient le voir faire une déclaration assassine contre le PCF alors que l’Union soviétique s’est écroulée, il dit simplement : « J’ai milité de 1945 à 1949 au sein du PCF qui est, ne l’oublions pas, le parti des fusillés. Je n’ai pas à intervenir dans ses problèmes internes, mais cela, personne ne peut l’oublier. »
Issu d’une famille de juifs chassés d’Espagne en 1492, Abraham Serfaty restait également un antisioniste convaincu. « J’irai d’abord en Palestine lorsqu’il y aura un État puis je passerai voir des amis juifs qui se trouvent en Israël », avait-il confié en 2005. Dans Écrits de prison sur la Palestine, il affirmait : « Le sionisme est avant tout une idéologie raciste. »

À l’annonce de son décès, le PCF a tenu à « rendre hommage à l’homme de progrès, au militant infatigable, un homme de courage qui a consacré sa vie au combat pour la liberté et la démocratie au Maroc ».

Amina Bouayach, présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH), a déclaré : « J’ai perdu un ami et quelqu’un qui avait le courage de dire ses idées par rapport au changement de la politique et des institutions. » Le ministre de la Communication, Khalid Naciri, qui avait milité avec Abraham Serfaty, a lui aussi rendu hommage à un militant « de la première heure qui s’est battu d’abord pour l’indépendance de son pays ». En 2000, après l’intronisation de Mohammed VI, l’opposant a été autorisé à rentrer au Maroc avec un passeport marocain. Il s’était alors installé à Mohammedia (sud de Rabat) avec son épouse, Christine Daure, qui l’a toujours soutenu. Il est inhumé aujourd’hui au cimetière juif de Casablanca, près de ses parents.