ABDOULAYE SADJI

Abdoulaye Sadj

Par Mustapha Boutadjine - Paris 2000 - Graphisme-collage, 80 x 60 cm

Le regard grave et rêveur

Par Bineta Élisabeth Sadji Traductrice et interprète

Je n’ai pas connu mon grand-père, mais je lui dois les circonstances de ma naissance. Car celui qui fut l’un des premiers écrivains, journalistes et enseignants sénégalais était aussi, aux heures où son pays aspirait à se libérer du joug colonial français, un fervent admirateur de la culture allemande, un peu selon le principe « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Son fils aîné, mon père, transforma cet intérêt paternel en choix de vie et partit étudier dans la jeune République démocratique allemande, où je naquis quelques années plus tard. C’est donc avec une tendresse particulière que j’évoque cette figure tutélaire qui m’a toujours accompagnée, malgré sa mort prématurée à cinquante-et-un ans. Qui était-il donc, celui dont le regard grave et rêveur semble, sur son portrait par Mustapha Boutadjine, méditer tout ce qu’il aurait encore voulu faire s’il en avait eu le temps ?
Né en 1910 dans une famille enracinée dans les traditions animistes ancestrales par sa mère et dans la foi musulmane par son père, un marabout de renom, il n’entre à l’école française qu’après avoir suivi l’enseignement coranique paternel jusqu’à l’âge de onze ans. Il met alors les bouchées doubles et intègre rapidement les plus prestigieuses écoles de l’AOF, à Saint-Louis du Sénégal puis à Gorée, où il se lie avec de futurs grands noms de la scène politique africaine. Avec ses compagnons, il développe une pensée résolument anticoloniale et anti-assimilationniste. Ces années sont également celles où il s’ouvre à d’autres milieux que le sien, développant un esprit foncièrement ouvert et tolérant, opposé à tous les obscurantismes, surtout religieux, et où il s’essaie à l’écriture.
Il lit les auteurs allemands, notamment Leo Frobenius, chantre de la parenté entre les âmes germanique et africaine, et les théoriciens de la libération noire américaine, vouant une admiration particulière à Booker Washington et à sa mystique du travail, et s’enivre de musique classique allemande. Son diplôme d’instituteur obtenu, il entame une carrière qui le mènera dans toutes les régions du Sénégal.
Dans les villes où il exerce, son foyer est le haut lieu de l’élite littéraire et politique et de tout ce que la scène locale compte d’artistes et de sportifs talentueux. Ardent défenseur de la culture nationale et de l’authenticité, il puise dans son observation de la société le matériau de ses romans, nouvelles, contes et essais (Ce que dit la musique africaine, Maïmouna, Nini, Tounka, Tragique hyménée, Modou Fatim, Leuk-le-Lièvre, qui deviendra, avec la collaboration de son ami Senghor, le livre de lecture de générations de petits Sénégalais...). Il rédige également d’innombrables articles de presse et créera plus tard la première chaîne radiophonique diffusant des émissions en langues nationales.
Sadji est reconnu comme un père de la Négritude, qu’il a pratiquée de l’intérieur, en action et par l’écriture. Cofondateur du Rassemblement démocratique africain, membre du Parti africain de l’indépendance qui osa dire « Non » au projet de Communauté française de De Gaulle, il s’est inlassablement battu pour l’indépendance mais également pour la justice sociale, par son engagement aux côtés des mouvements syndicalistes. Ses choix courageux lui valurent d’être quelque peu écarté à l’indépendance, lui qui était peu apte aux calculs politiciens. Mais au Sénégal, le nom d’Abdoulaye Sadji, qui a formé de nombreux cadres et hommes politiques à l’école de l’effort et de la rigueur, demeure synonyme d’engagement, de courage et de rectitude. Emporté trop tôt par la maladie, l’écrivain nous laisse des œuvres d’une grande sensibilité et ce message : « Aie confiance et travaille ».